Le réseau AJC a 30 ans
Un article de Raphaëlle Tchamitchian
Raphaëlle Tchamitchian est journaliste, rédactrice et enseignante freelance dans le théâtre et la musique, notamment le jazz et les musiques improvisées. Elle a obtenu un doctorat en Études Théâtrales, sa thèse portant sur les relations entre jazz et dramaturgie dans les théâtre africain-américain contemporain. Parmi ses collaborations, diverses institutions, artistes, et médias tels que le CNSMDP, Hors-Série, la Médiathèque de La Philarmonie de Paris, l’ONJ, l’EJN, ou encore l’Odéon – Théâtre de l’Europe.
INTRODUCTION
Réunissant aujourd’hui 94 scènes et festivals, l’Association Jazzé Croisé, dite AJC, est aujourd’hui le réseau le plus identifié du secteur du jazz et des musiques improvisées en France. À l’occasion de ses 30 ans, tour d’horizon de son histoire et de ses actions.
En 1993, douze festivals de jazz s’associent pour revendiquer une ligne artistique singulière et défendre la scène créative française et européenne en créant l’AFIJMA, l’Association des Festivals Innovants en Jazz et Musiques Actuelles. Chaque festival a sa propre ligne artistique — qui très jazz, qui aussi musiques du monde, qui musiques improvisées — mais tous sont « un peu atypiques », se souvient Roger Fontanel, le directeur de D’Jazz Nevers. « On souhaitait se rencontrer autour d’une ambition et d’une exigence artistique, se démarquer d’un jazz consumériste ». « On voulait maintenir un équilibre entre radicalité et mainstream, sans être dans la reproduction des modèles américains », confie Jacques Panisset, fondateur du Grenoble Jazz Festival et des Détours de Babel.
Rapidement, une charte est mise en place, qui sert de base pour faire grandir le réseau. Aujourd’hui, certains des festivals fondateurs existent encore, d’autres ont disparu ou sont partis dans d’autres directions, de nouveaux noms ont fait leur apparition… Parmi les festivals de la « seconde génération », entrés dans les années qui ont suivi la création proprement dite de l’AFIJMA, on compte Banlieues Bleues en Seine-Saint-Denis, Jazz sous les Pommiers à Coutances, Jazzèbre à Perpignan, Jazzdor à Strasbourg…
À un moment donné, « le besoin s’est fait sentir d’élargir la problématique au-delà des festivals », explique Jacques Panisset. « La défiance qui exis- tait à l’époque entre les festivals et les clubs n’avait pas de sens, renché- rit Philippe Ochem, directeur de Jazzdor et actuel président du réseau. Il semblait fondamental de s’élargir aux clubs et aux scènes généralistes, parce que ça fédérait un plus grand nombre d’acteur·ices, permettait de réfléchir et de co-produire à plus nombreux, et de peser davantage.» C’est ainsi qu’en 2013, vingt ans après sa fondation, l’AFIJMA s’ouvre aux lieux et aux scènes pluridisciplinaires avec un axe jazz marqué, et devient AJC ou Association Jazzé Croisé.
CONSTRUIRE ENSEMBLE
Pour chacune des personnes interrogées, le premier intérêt d’intégrer AJC, c’est le partage d’expérience. « Échanger avec des gens qui parlent le même langage que toi, c’est déjà énorme! », s’exclame Yann Causse, fondateur du festival Jazzèbre (aujourd’hui dirigé par Ségolène Alex). « Il n’y a pas besoin de faire 10000 pas pour se faire comprendre. C’est très nourrissant.» Même chose pour Fanny Pagès, qui a rejoint le réseau en 2018 en tant que directrice de L’Astrada à Marciac : « Au regard de mon projet ancré dans la création actuelle, ça me semblait indispensable de rejoindre AJC. Au niveau national et dans ces esthétiques, c’est le réseau identifié. Et puis, c’est par l’échange qu’on peut co-construire. »
Différentes échelles de structuration s’y côtoient, ce qui permet de nourrir et d’enrichir les projets de chacun·e dans une forme de collégialité. Très concrètement, pour une petite structure comme Jazzèbre, le fait d’intégrer AJC « a eu une influence sur la programmation » explique Yann Causse. « Grâce à mon implication dans le réseau, j’ai commencé à concevoir des créations plus nationales, moins régionales, et le projet s’est progressive- ment élargi.» De manière générale, pour tou·tes les programmateur·ices interrogé·es, les espaces d’échange ouverts par AJC permettent de nourrir sa saison, jusqu’à construire des co-productions.
« enrichir les projets de chacun·e dans une forme de collégialité »
« Il y avait une concurrence sauvage entre festivals », raconte Jacques Panisset. « On se réservait les créations sans les faire tourner. Avec l’AFIJMA, l’idée était d’éviter cette guerre permanente et créer de la coopération. » Même si ce travail peut être rendu complexe par la diversité de l’offre et par l’envie de chacun·e de proposer des projets originaux, « l’ambition a toujours été de favoriser le montage de co-productions au sein du réseau et d’offrir aux créations une large diffusion », explique Antoine Bos, délégué général d’AJC. Chaque année, ce sont plus d’une vingtaine de projets coproduits par des adhérent·es qui tournent ainsi sur les scènes du réseau. Récemment, Jazzdor s’est associé à jazzahead! en Allemagne pour co-produire le nouveau sextet franco-allemand de Daniel Erdmann, qui aura aussi tourné à Jazzus et aux Rencontres AJC ; et le Petit faucheux, Jazz à Poitiers, le Pannonica, Plages Magnétiques et Le Périscope se sont organisés pour accueillir une tournée du Rempis Percussion Quartet du saxophoniste américain Dave Rempis.
JAZZ MIGRATION, UN DISPOSITIF POUR L’ÉMERGENCE
« Un vrai point de départ » – Thibault Cellier, contrebassiste
« Il y a eu un avant, un après! » – Rafaëlle Rinaudo, harpiste
Créé en 2002, Jazz Migration est un dispositif de soutien à l’émergence et au développement de carrière. En 20 ans, le programme a accueilli plus de 260 artistes pour lesquels plus de 1000 concerts ont été organisés, ainsi que des centaines de journées de formation et de résidence. Aujourd’hui très identifié en France et reconnu comme modèle à l’international, Jazz Migration est le programme phare d’AJC. Les deux sont indissociables et le développement de l’un ne peut se faire sans la bonne santé de l’autre.
Rafaëlle Rinaudo a participé au programme à trois reprises: en 2014 avec Five 38, en 2018 avec Ikui Doki et en 2022 avec Nout. « J’ai vu évoluer les formations Jazz Mig’. Au début, c’était eux qui nous coachaient, l’année d’Ikui Doki, ils ont commencé à proposer des formations, et au moment de Nout, ce nouveau fonctionnement était complètement instauré.» À travers des ateliers, conférences et interventions de professionnel·les, les musicien·nes apprennent à s’adresser aux programmateur·ices (« jamais au petit déjeu- ner ! »), à monter une structure, à optimiser leur usage des réseaux sociaux… Rafaëlle Rinaudo : « J’ai fait un Master 2 d’Administration de la musique et du spectacle vivant à la Sorbonne, mais l’université est trop loin de la réalité du métier. Les trucs pratiques, je les ai appris avec Jazz Mig’. »
« Avec Papanosh, on a été sélectionnés en 2013, raconte Thibault Cellier. Ça a très bien marché, on a fait 28 concerts cette année-là. On n’aurait pas pu aller aussi loin sur le plan musical sans ça. » Dans le cas de Rafaëlle Rinaudo, qui venait de la musique ancienne, « Jazz Migration s’est substitué au conservatoire. À mon époque, ils ne prenaient pas de femmes instrumentistes en jazz et encore moins en harpe. Ni Marseille ni Toulon ni Aix-en-Provence n’ont voulu de moi. C’est Jazz Migration qui m’a donné une légitimité institutionnelle, ça a été un vrai passeport. J’ai compris que je pouvais vivre de l’activité underground que j’avais toujours eue à côté, toute seule. Je suis entrée en 2014 dans le réseau jazz, et 10 ans après j’y suis toujours. Ça m’a donné une vraie pérennité en termes d’emploi. »
« La création de Jazz Mig’ serait impossible aujourd’hui », regrette cependant Antoine Bos. « Les programmateur·ices se sentiraient un peu contraint·es. À l’époque, ça correspondait à une forme d’utopie ». Si aujourd’hui, Jazz Migration est sans doute l’action à laquelle le réseau est le plus identifié, sa création a été « vécue comme le pendant national du boulot qu’on faisait à l’international », explique Yann Causse. Car ce qui faisait l’identité d’AJC alors, c’était son ouverture à l’international.
ACCOMPAGNER LES ADHÉRENT·ES, STRUCTURER LE SECTEUR
En plus d’être un espace de rencontre et d’échange, AJC mène un travail de fond tourné vers les adhérent·es. Au fil des ans, des dizaines de groupes de travail internes se sont réunis. L’un des premiers entendait construire une exposition sur le jazz mais a dérivé vers une réflexion autour de l’action cultu- relle qui a donné lieu à la publication en novembre 2007 du premier numéro des Cahiers de l’AFIJMA, « Montrer le jazz ».
Pour Roger Fontanel, ces espaces de réflexion partagés auraient paradoxalement bénéficié de la crise du Covid. « Depuis le confinement, on enchaîne les visios sur l’égalité femmes-hommes, les temps d’information sur les préventions des Violences et Harcèlements Sexistes et Sexuels (VSS), l’écologie, etc., et Antoine [Bos] nous sollicite beaucoup pour des enquêtes. En conséquence, le lien avec le réseau s’est renforcé.» Un certain nombre d’outils conçus pour répondre aux besoins des adhérent·es ont été mis en place: newsletter interne, listes de diffusion pour faciliter la circulation des informations, tables rondes, webinaires thématiques réguliers.
Côté observation, un certain nombre d’études ont été publiées: Les structures de diffusion du jazz (2017), La représentation Femmes/Hommes dans le jazz et les musiques improvisées (2018), et l’étude pionnière dans le spectacle vivant Quel impact carbone pour les lieux et festivals de jazz? (2022). Pour Philippe Ochem, « à travers tout notre travail d’études et de parutions, on est devenu un vrai outil ressource. » L’objectif final étant de favoriser la connaissance du secteur pour pouvoir mettre en place des actions politiques.
Cherchant à accompagner la structuration du secteur, le réseau est assez vite devenu un interlocuteur privilégié des institutions. Dès le départ, il y avait une réelle « volonté de peser sur les politiques publiques » explique Roger Fontanel. Ses membres ont ainsi participé à de nombreux groupes de travail, nationaux comme européens. Pour la harpiste Raphaëlle Rinaudo comme pour les autres acteur·ices interrogé·es, c’est là l’un des intérêts essentiels d’AJC : « porter des intérêts communs ».
Au-delà du réseau d’acteur·ices, l’une des particularités d’AJC est de piloter des programmes. Dès le départ, les actions concrètes et collectives ont été privilégiées, depuis les dispositifs de coopération internationale (Constellations, French Nordic Jazz Transit, The Bridge…) jusqu’aux projets sur l’écologie (Landscape) en passant, bien sûr, par Jazz Migration.
L’OUVERTURE VERS L’INTERNATIONAL, UN AXE FONDATEUR
Les premières actions du réseau ont été des actions de coopération internationale — de « coopération » et non « d’export », précise Antoine Bos. Pour Roger Fontanel, très tôt avant les Bureaux Export et le Centre national de la musique, « les échanges internationaux ont été la marque de l’AFIJMA. Ils font partie de son ADN ».
Première pierre à l’édifice : la mobilité des programmateur·ices, que ce soit par l’invitation de professionnel·les étranger·es en France ou par des voyages vers l’étranger. « On défendait l’idée que c’était plus intéressant de venir écouter des concerts de musicien·nes français·es in situ », détaille Philippe Ochem, « alors que la mode de l’époque était d’organiser des showcases de 20 ou 30 minutes ». « À Nevers, j’ai accueilli des professionnel·les italien·nes, scandinaves, autrichien·nes, allemand·es… » (Roger Fontanel). De nombreux festivals du réseau se sont progressivement transformés en rencontres professionnelles plus ou moins informelles, une habitude qui perdure encore aujourd’hui. « C’est ça qui crée les coopérations », continue Antoine Bos. « Quand on trouve des similarités dans les fonctionnements. Quand deux festivals implantés dans deux pays différents mais confrontés aux mêmes enjeux, peuvent échanger et partager ».
Réciproquement, les programmateur·ices AJC sont allé·es voir ce qui se faisait de l’autre côté de nos frontières. Voyager dans d’autres pays a ainsi complètement bouleversé la façon de programmer de Philippe Ochem. « Je venais des standards, des racines américaines de cette musique, et ça m’a ouvert à des formes plus ouvertes, à des groupes européens moins connus. Ça m’a poussé à chercher un équilibre entre notoriété et exigence artistique, d’arrêter de penser en grande salle, grande jauge et musicien·nes célèbres. »
Peu à peu, des échanges bilatéraux ont vu le jour. Des programmes de soutien à la diffusion à l’étranger ont été mis en place, des coproductions ont été établies avec l’Italie, la Norvège, l’Autriche, l’Allemagne… « Nous avons aussi des liens forts avec la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark. Il peut y avoir des soubresauts liés aux politiques locales, mais ils soutiennent nos musicien·nes et nous soutenons les leurs », explique Jacques Panisset. « Et puis, on s’est aussi beaucoup impliqués dans différents chantiers portés par le Europe Jazz Network, et on est présents à jazzahead ! depuis le début. »
« C’est grâce à tout cela qu’aujourd’hui AJC est à la pointe de la réflexion dans ce domaine, et que la France peut avoir une relation durable avec des partenaires européen·nes, voire extraeuropéen·nes », observe Antoine Bos. Les projets internationaux actuels portés par les adhérent·es — Le Périscope avec Footprints, Alexandre Pierrepont avec The Bridge ou Charles Gil avec Vapaat äänet — s’inscrivent dans une continuité.
LES RENCONTRES AJC, UN POINT DE RALLIEMENT
Traditionnellement, AJC présente les nouveaux lauréats Jazz Migration chaque année en fin d’année à la Dynamo de Banlieues Bleues (Pantin). Depuis 2019, ce qui était un moment d’échange interne au réseau a été complété par des temps de réflexion ouverts à toute la profession, don- nant naissance aux Rencontres AJC. Elles sont le « point de rencontre de toutes nos actions et réflexions, et le point de ralliement de tou·tes nos acteur·ices » (Antoine Bos).
Des tables rondes et des groupes de travail y sont aménagés en journée pour discuter de sujets d’actualité, présenter des études ou bien introduire une nouvelle action. Chaque édition correspond à un thème : la Scandinavie avec Nordic Jazz Comets en 2019, l’outre-mer en 2021 et l’émergence en 2022, à l’occasion des 20 ans de Jazz Migration.
En 2023, les Rencontres s’intéressent à la question de la diffusion et des publics, un sujet qui occupera AJC pendant toute l’année 2024. Et en soirée, en plus des lauréats Jazz Migration, trois groupes franco-européens seront présentés à l’occasion de la création d’un fonds spécial. « On a une dimension nationale avec les groupes Jazz Mig’, et une dimension internationale avec les groupes franco-européens », conclut Antoine Bos.
ET MAINTENANT ?
D’abord et comme partout, le chantier de l’égalité femmes-hommes — « un chantier bien entamé, mais à ne pas lâcher » (Fanny Pagès). C’est que, comme beaucoup de secteurs, le jazz revient de loin. « Five 38, mon duo avec Fanny Lasfargues, a été le premier groupe de filles à faire Jazz Mig’, observe Rafaëlle Rinaudo. C’était il y a 10 ans… » Depuis la prise de conscience provoquée par #MeToo, AJC s’est emparé du sujet à bras-le-corps.
Une première étude, réalisée en collaboration avec Grands Formats, la FNEIJMA (Fédération Nationale des Écoles d’influence Jazz et Musiques Actuelles) et l’ADEJ (l’Association des Enseignants de Jazz) est parue en 2018. Une seconde étude est en préparation, cette fois dirigée par la sociologue Marie Buscatto, l’autrice de Femmes de jazz (éditions CNRS, 2007). Prévue pour fin 2023, elle permettra d’apprécier l’évolution de la situation par les chiffres et comprendra un volet autour des VSS.
« La question F/H traverse tout AJC, depuis l’offre aux adhérent·es jusqu’aux actions portées »
À l’intérieur du réseau, différentes actions ont été mises en place : formations autour des VSS à destination des adhérent·es et des artistes Jazz Migration, protocole de signalement… La vigilance est de mise à chaque étape du pro- cessus de sélection de Jazz Migration, ce qui a permis de passer de 21 % de musiciennes lauréates en 2017 à 44 % en 2023. Enfin, du côté de la diffusion, « on essaie chacun, chacune de programmer le plus de femmes possibles » (Philippe Ochem). La question traverse tout AJC, depuis l’offre aux adhérent·es jusqu’aux actions portées.
Même chose pour l’autre grand chantier de notre époque, engagé il y a quelques années déjà: la transition écologique. Dans la foulée de l’étude pionnière Quel impact carbone pour les lieux et festivals de jazz ? (2022) est créé le projet européen Landscape, porté en collaboration avec le Périscope à Lyon et le Bimhuis à Amsterdam. Ouvert à tou·tes les acteur·ices du monde de la musique, il entend développer des outils et une méthodologie partagée pour réduire son empreinte carbone. Côté AJC, il s’agit essentiellement de transmettre la « bonne parole », d’irriguer le réseau d’informations concrètes et de données pratiques, afin que chacun·e soit à même de s’emparer du problème à son échelle. Ont ainsi été mises en place des formations pour les adhérent·es autour de la mobilité des publics et des artistes, la sobriété énergétique des lieux, l’alimentation et le numérique. Là aussi, « nous ne sommes pas loin d’être les premiers et les seuls en Europe dans le jazz », défend Antoine Bos. « On a une forme d’exemplarité à laquelle on tient. »
Côté international, « le travail continue ! », s’exclame Roger Fontanel. En s’ouvrant à de nouveaux pays, comme par exemple la Pologne et les Pays baltes, et en créant de nouveaux programmes. Dernier-né des actions de coopération internationale, le programme Constellations réunit huit dispositifs d’accompagnement de l’émergence dans huit pays européens et extraeuropéens et propose à de jeunes artistes des résidences et des concerts dans le pays de leur choix. Parallèlement, la création d’un fonds spécial franco-européen est présentée aux Rencontres AJC 2023. « Les musicien·nes ne nous ont pas attendus pour créer des groupes franco-européens, remarque Antoine Bos. À nous de prendre le relais pour faire bouger les politiques publiques. »
« Il faut que Jazz Migration devienne un label à exporter dans d’autres pays »
Toujours sur le métier, Jazz Migration est affiné chaque année pour accompagner les évolutions du milieu. De trois groupes lauréats, on est passé à quatre; l’accompagnement professionnel et artistique s’est étoffé pour répondre aux besoins du secteur; les tournées se sont étirées… Mais si la question de la diffusion a toujours été centrale, l’équipe se heurte aujourd’hui à l’équilibre de tout un écosystème. « On touche aujourd’hui à une limite », observe Antoine Bos. « Des tournées de 100 dates, c’est peut-être trop. » En outre, depuis la création du programme, le paysage a changé. De nombreux autres dispositifs d’accompagnement ont vu le jour à l’échelle locale, ce qui invite à repenser l’équilibre entre régional et national. De plus, l’urgence écologique invite à penser autrement la question de la diffusion, quand celle-ci n’est pas tout simplement contrainte par des restrictions budgétaires.
Dans ces conditions, comment faire pour continuer à jouer le double rôle de révélateur et de professionnalisation de l’émergence ? Comment s’ajuster face à un écosystème en perpétuel mouvement ? Parmi les pistes évoquées : poursuivre le développement de l’accompagnement personnalisé; former plus de musicien·nes, voire les professionnel·les ; maintenir durablement l’ouverture à d’autres dispositifs en France et en Europe… Pour Rafaëlle Rinaudo, Jazz Migration pourrait devenir un label à exporter en tant que tel. « C’est le chantier politique du moment ! Au même titre que le CNM fait des Jazz Export Days, il faut que Jazz Migration devienne un label à exporter dans d’autres pays, comme une sorte de package. »
Au-delà de Jazz Migration, la question de la diffusion en général reste le nerf de la guerre. Pour les artistes interrogé·es, un travail d’ajustement des politiques de diffusion serait bienvenu. « On nous demande tout le temps de produire des créations, mais après on est seul·es à gérer la diffusion », déplore Rafaëlle Rinaudo. « Une création est jouée 2 ou 3 fois en moyenne. »
Une course à l’échalote imposée à la fois par le ministère, puisque les aides au projet et au conventionnement sont conditionnées à de nouvelles créations, et par les programmatrices et programmateurs eux-mêmes, qui aiment pouvoir offrir des créations ou des exclusivités à leur public. « Ce serait bien que les professionnel·les soient plus à l’écoute de l’artistique », objecte Thibault Cellier. « Il y a une frénésie de créations, aujourd’hui la durée de vie d’un projet c’est 3 ou 5 ans si tu te débrouilles bien. Ce n’est pas du tout assez. Pourquoi ça ne pourrait pas évoluer puisqu’on est nombreux et nombreuses à le ressentir ? »
Pour Antoine Bos, « c’est une question majeure. Ça fait 30 ans qu’on se bat pour que nos musiques soient plus diffusées sur les scènes généralistes, mais depuis quelques années on assiste à une forme de contraction de la diffusion due à une hausse des cachets et à une baisse de financements. Résultat, les programmateur·ices prennent moins de risques.» Parmi les solutions possibles : côté scènes et festivals, développer encore davantage les « séries » en lien avec d’autres diffuseurs, et s’investir dans le programme de création mutualisée conçue par la DGCA et accentuer le travail de co-production et de dates partagées; côté AJC, poursuivre l’engagement auprès des pouvoirs publics nationaux et locaux, et des sociétés civiles, afin qu’ils intègrent l’importance d’un soutien marqué à la diffusion du jazz et des musiques improvisées.
AJC, UNE RÉFÉRENCE POUR LE SECTEUR
Association d’acteur·ices de la diffusion du jazz en France partageant les mêmes valeurs et les mêmes objectifs, AJC s’est construit une identité bien à lui, fondée sur un ensemble d’actions collectives. Que ce soit à travers Jazz Migration, les échanges internationaux ou les récents projets sur l’écologie, AJC contribue à répondre aux besoins du secteur, à professionnaliser les musicien·nes de jazz en France, ainsi qu’à légitimer la place de ces musiques qui restent en dehors des cases à la fois du grand public et de l’institution.
« Aujourd’hui, on est le réseau le plus important dans le jazz en France, observe Roger Fontanel. On est la référence, l’appui principal pour défendre ces musiques. Mais cette place, on l’a gagnée petit à petit. C’est une grande réussite! » « Finalement, ce réseau vise à produire de la réflexion et du sens », confie Jacques Panisset. « Un travail d’actions, de moralisation des pratiques, de lobbying, de mise en réseau et de partage d’intelligence et de sens pour mieux alimenter la manière dont on vend nos projets, pour faire un meilleur travail. Un travail qui se poursuit aujourd’hui. »