Etude réalisée par
Marie Buscatto et Ionela Roharik,
coordonnée par
AJC, la FNEIJMA et Grands Formats
données 2022
INTRODUCTION ET MÉTHODOLOGIE
Après une première étude menée en 2018, les réseaux AJC, Grands Formats et la FNEIJMA ont désiré réaliser un nouvel état des lieux sur les inégalités entre femmes et hommes dans le jazz et les musiques improvisées ainsi qu’un premier constat sur les violences sexistes et sexuelles (VSS). Cette étude a été confiée à Marie Buscatto et Ionela Roharik, deux universitaires expérimentées, sociologues du genre, du travail et des arts.
Les résultats révèlent le maintien fort des inégalités entre femmes et hommes et la présence d’agissements sexistes encore peu nommés et peu combattus au quotidien.
Néanmoins, ils font état d’une volonté affirmée de la part des personnes et des institutions actives dans le milieu du jazz et des musiques improvisées en France de transformer ce secteur pour qu’il devienne plus favorable aux femmes musiciennes.
La solidité de l’analyse repose sur une articulation fine entre les réponses aux questionnaires et les discours recueillis lors des entretiens qualitatifs. Au regard des conditions de passation et des taux de réponse, nous ne saurons mettre en avant la «représentativité statistique» de l’enquête, mais bien sa «significativité sociologique».
DES INÉGALITÉS PERSISTANTES
…ENTRE LES MUSICIENS ET LES MUSICIENNES
…DANS L’ADMINISTRATION ET LA TECHNIQUE AUSSI
Les femmes semblent avoir quelques difficultés à se voir reconnaître des compétences techniques ou musicales ou des aptitudes physiques
+ des hommes qui n’écoutent pas leurs avis
+ des hommes et des femmes qui ne leur donnent pas l’occasion d’exercer dans ces domaines
+ des hommes qui leur expliquent comment s’y prendre
« Les femmes doivent rester à leur place, on me l’a dit, faut savoir rester à ta place, on me l’a dit quand j’ai parlé lors d’une intervention sur la programmation…»
MORGANE, 40-50 ANS, gestionnaire administrative
DES RÉPERTOIRES MAJORITAIREMENT PORTÉS PAR DES HOMMES
En moyenne, 20% des morceaux joués par les équipes artistiques sont composés par des femmes, contre 63% par des hommes.
L’étude établit un lien de corrélation entre le taux de répertoire composé par des hommes et la part nettement majoritaire d’équipes artistiques dirigées par un homme.
DES INÉGALITÉS DE REVENUS
DES FEMMES ENSEIGNANTES EN SITUATION MOINS FAVORABLE
Les femmes travaillent plus que les hommes mais sont plus précaires et moins stables dans l’emploi enseignant.
L’enseignement est la source principale de revenus déclarée par 60% des femmes contre 40% des hommes.
Lorsque l’enseignement est leur activité principale, elles sont les seules à travailler plus de 29 heures par semaine (17,7%).
53%
des femmes donnent entre 1 et 10 heures de cours par semaine.
59%
des femmes doivent travailler dans plusieurs écoles contre 29% d’hommes
45%
de femmes travaillent en CDD à temps partiel contre 25% pour les hommes.
en CDI, soit-il à temps partiel, les proportions s’inversent :
20% de femmes, 32% d’hommes
31%
de femmes enseignantes sont titulaires de leur poste contre 69% d’hommes.
UN CHOIX TOUJOURS TRÈS GENRÉ DANS L’INSTRUMENT JOUÉ
UNE POTENTIELLE ÉVOLUTION À
L’OEUVRE QUANT AU CHANT ?
Si le chant reste l’apanage des femmes, l’échantillon observé démontre une évolution de la part des hommes chanteurs.
DES PROCESSUS SOCIAUX PRODUISANT LES INÉGALITÉS…ET CONTRAIRES À L’ENTRÉE, AU MAINTIEN ET À LA RÉUSSITE DES FEMMES MUSICIENNES
+ Une moindre place laissée à l’apprentissage et à l’expression des femmes sur scène
+ Une cooptation privilégiant le recrutement entre hommes musiciens
+ Les stéréotypes féminins péjoratifs
+ Une dévalorisation à priori des compétences professionnelles
+ Les femmes musiciennes tendent à être sexualisées
LA FAIBLE PRÉSENCE DES FEMMES EN FORMATION PROFESSIONNELLE, UNE RÉALITÉ CERTES AVÉRÉE, MAIS MOBILISÉE COMME UNE EXCUSE
Ratio hommes/femmes en formation loisirs :
Moyenne : 1,38 hommes pour 1 femme
Minimum : 0,7
Médiane : 1,35
Maximum : 2,5Ratio hommes/femmes en formation professionnelle :
Moyenne : 3,62 hommes pour 1 femme
Minimum : 1,5
Médiane : 2,1
Maximum : 16
UNE MAJORITÉ D’HOMMES DANS LES CURSUS LOISIRS, CONFORTÉE ET RENFORCÉE DANS LES FORMATIONS PROFESSIONNELLES
Les personnes rencontrées invoquent des schémas sociaux indépendants des pratiques des acteurs et des actrices du jazz et des musiques improvisées :
+ l’absence de modèles
+ l’absence de confiance des femmes en elles
+ l’intérêt des femmes pour des activités « féminines » autres que le jazz
« à formation égale, les femmes jouissent d’un tremplin de visibilité par rapport aux mecs car on est beaucoup plus nombreux. […] elles ont un relais médiatique que n’ont pas les mecs, elles sont plus visibles. »
« J’aurais adoré qu’on m’appelle pour faire des groupes, des sessions. Mais je ne pouvais pas partager la camaraderie des musiciens qui m’entouraient, même si je faisais tout pour gommer ma féminité, je restais malgré tout une présence qui empêchait la décontraction, qui dérangeait l’entre-soi masculin, qui intimidait et qui obligeait à éviter les blagues ou allusions sexistes. »
J’ai réussi le concours du conservatoire, et quand je suis rentrée, là c’est devenu dur d’être une femme. On était trois femmes, et pendant quatre ans, je me suis sentie exclue. On me disait que j’étais là parce que j’étais une femme, les autres ne m’invitaient pas. »
PIERRE, musicien de 50-60 ans
CLAIRE, musicienne de 40-50 ans
ANOUK, musicienne de 30-40 ans
LES VIOLENCES SEXISTES ET SEXUELLES DANS LE JAZZ ET LES
MUSIQUES IMPROVISÉES
LES INSTITUTIONS ADOPTENT DES MESURES, UN ENGAGEMENT JUGÉ NÉCESSAIRE
Les mesures indiquées comme les plus importantes selon les répondant·e·s sont :
+ l’existence d’un protocole de signalement
+ la formation des personnels sur les différents types de VSS
+ des actions de sensibilisation auprès de tous les personnels
87%
des institutions sondées ont pris au moins une mesure de protections contres les VSS.
LOI DU SILENCE AUTOUR DES VSS, UN SENTIMENT PARTAGÉ ?
31% à 58%* des femmes contre 14 % à 28 %* des hommes partagent ce sentiment.
DES COMPORTEMENTS ENTRANT DANS LE CHAMPS DES VSS, PASSÉS SOUS SILENCE OU PAS IDENTIFIÉS COMME TELS ?
Les réponses des individus face à celles des responsables traduisent là encore le constat d’une sous-déclaration des VSS.
L’hypothèse envisagée est celle d’une considération relative de la gravité de certains agissements, comme les blagues, les remarques sur la tenue vestimentaire ou les propos à connotation sexuelle.
« Il y a beaucoup de choses qui me passent à côté, je ne voispas les choses se passer en fait. (…) Il y a des profs qui font des réflexions à connotation sexiste, mais seulement entre hommes. »
PAUL, musicien-stagiaire en formation professionnelle d’une vingtaine d’années
DES ENTRETIENS QUI CONFIRMENT CETTE ANALYSE
Tout se passe comme si les violences sexistes du quotidien tendent à être invisibles pour l’essentiel ou lorsque observées, très rapidement oubliées, car quasiment impossibles à dénoncer dans un cadre de travail serein et cela, malgré le souhait de nombreuses personnes de vouloir que la situation change.
« Elles sont traitées plus comme des objets sexuels que comme des artistes. Même si c’est un peu moins, ça change un peu quand même. Moi, ce n’est pas mon truc, je ne suis pas un queutard, du coup on m’a fait des blagues sur le fait que je pouvais être homosexuel, du genre « t’es un peu PD quand même, un peu lopette…Je n’étais pas complètement un vrai homme pour eux. Je ne l’ai pas bien vécu, et en même temps j’y ai participé, j’ai fait des blagues sexistes pour que ça passe. Mais je l’ai fait par autodéfense, pas par conviction. »
CLÉMENT, musicien de 40-50 ans
DES PERSONNES INVESTIES, UNE VOLONTÉ D’ACTION AFFIRMÉE
MAIS DES MOYENS D’ACTION ENCORE EN DISCUSSION
Cette nouvelle enquête permet d’observer des inégalités toujours aussi criantes issues de processus sociaux largement ancrés et de violences sexistes et sexuelles banalisées. Mais certaines données comme certains discours laissent espérer une prise de conscience du monde du jazz et une évolution future positive.
Parmi nos trois réseaux, ce sont ainsi entre 85% et 88% de nos adhérents qui ont adopté des mesures en faveur de l’égalité femmes/hommes ou en faveur d’une protection contre les violences sexistes et sexuelles. Est-ce le signe d’une prise de conscience ou le résultat d’un impératif posé par les institutions finançant le secteur ?
Les causes diffèrent mais les résultats sont présents, les répondant·e·s sont clairement favorables à la lutte contre les inégalités femmes/hommes et les violences sexistes et sexuelles.
Difficile de savoir si l’enquête a recruté parmi une population concernée très minoritaire ou parmi une population investie représentative des manières dont une majorité des membres du monde du jazz envisage l’avenir – plus égalitaire et moins sexiste.
Mais cette population «de bonne volonté» est bien présente et peut servir de point d’ancrage à des actions ciblées, que l’on pense lutte contre les VSS ou féminisation du monde du jazz et des musiques improvisées. Cette « bonne volonté » est encore ce pendant soumise à la difficulté de se mettre d’accord sur les actions à mettre en place, les initiatives étant nombreuses et discutées – formation des acteur·rice·s, sensibilisation, mise en place de quotas, espaces de discussions, échanges de bonnes pratiques, etc.
Les initiatives engagées par de nombreux·ses acteur·rice·s doivent cependant se poursuivre et de façon concertée et collective, en cherchant à impliquer tout le champ du jazz et des musiques improvisées – de la diffusion, à la formation comme à la production.
NOS STRUCTURES
AJC
Né en 1993, AJC est un collectif de 92 festivals, clubs, scènes labellisées défendant une programmation réfléchie, construite sur une idée militante et progressiste du jazz : contemporain, créatif, généreux et dont le propos s’inscrit dans le cadre de projets culturels citoyens.
FNEIJMA
Fondée en 1990, la FNEIJMA rassemble plus d’une trentaine d’écoles de musique privées et indépendantes formant des musiciens et des musiciennes au jazz et aux musiques actuelles, qu’iels soient professionnel·le·s, en voie de professionnalisation et/ou amateurs.
GRANDS FORMATS
est une fédération qui réunit aujourd’hui 116 grandes formations et collectifs d’artistes français·es et européen·nes du jazz et des musiques improvisées, outils de création uniques, porteurs d’une histoire et d’un héritage artistique précieux.